Dans la palette de produits véganes, aucun aliment n’est aussi controversé que le soja et ses dérivés.
Tofu, lait de soja, escalopes panées à base de soja et consorts font l’objet de critiques : on leur reproche d’avoir des effets négatifs sur la santé.
Plusieurs articles anti-soja intitulés par exemple « Le soja, une menace pour l’humanité? » ou encore « Soja = Déchet toxique spécial » dénoncent les soi-disant effets néfastes de la consommation de soja sur la santé à grand renfort de renvois à des études scientifiques. Or, bon nombre de ces « preuves » et mises en garde ne résistent pas à un examen scientifique approfondi. Ainsi, il n’est pas rare que les recherches effectuées par les rédacteurs soient lacunaires ou biaisées ou que les faits soient présentés de manière contradictoire par rapport à leur source.
Dans cet article, nous examinerons de plus près, à titre d’exemple, trois des nombreux effets de la consommation de soja présentés comme nuisibles.
Avertissement: la présente publication fait référence à des tests pratiqués sur les animaux. Cela est dû au fait que les articles décriant le soja y font souvent allusion pour prouver les effets néfastes des produits à base de soja. En revanche, ils ignorent sciemment les tests pratiqués sur les animaux qui aboutissent à des résultats contraires. Par ailleurs, il est scientifiquement douteux d’en reporter les conclusions sur l’humain. Pour des raisons éthiques, l’auteur de la présente publication rejette le recours à des tests sur les animaux.
1. « Le soja a un effet perturbateur sur la glande thyroïde. »
Les isoflavones contenus dans le soja font débat: ils auraient un effet affaiblissant et inhibiteur sur la thyroïde et favoriseraient la formation de goitres et la survenue du cancer de la thyroïde. Cette affirmation se fonde notamment sur une étude japonaise menée « à grande échelle » en 1991, dans le cadre de laquelle 17 (sic !) personnes ont consommé quotidiennement 30 g de graines de soja sur une période de trois mois. Au terme de l’essai, la moitié des sujets souffrait de mal-être, de constipation, de fatigue (interprétée comme le signe d’un ralentissement du métabolisme) et de l’apparition d’un goitre. Un mois après l’expérience, tous les symptômes, goitre compris, avaient disparu. Les auteurs de l’étude en déduisirent que la consommation d’une quantité excessive de graines de soja sur une période donnée pouvait inhiber le fonctionnement de la glande thyroïde et favoriser la formation de goitres, en particulier chez les personnes d’un certain âge. Contrairement à ce qu’un site web anti-soja suggère, il n’est nullement question de cancer de la thyroïde dans cette étude.
Étant donné que celle-ci a été publiée exclusivement en japonais, il n’est pas possible d’en évaluer la pertinence en termes de méthodologie et d’exactitude des données, raison pour laquelle elle n’a pratiquement pas été relayée dans la littérature scientifique. Sur la base du résumé de l’étude en question publié en anglais, on précisera en outre que, dans la vie courante, on consomme rarement les graines de soja, mais plutôt leurs dérivés qui présentent un taux d’isoflavones nettement inférieur. Ainsi les graines de soja contiennent-elles environ 150 mg d’isoflavones pour 100 g alors qu’il n’y a plus que 28 mg environ d’isoflavones pour 100 g dans le tofu (voir tableau 1).
Certes, des tests in vitro (en éprouvettes) et sur des animaux ont démontré que les phyto-oestrogènes peuvent inhiber la formation d’hormones thyroïdiennes, mais une méta-analyse (portant sur 14 études d’intervention) menée en 2006 a démontré que l’absorption d’isoflavones par des sujets à la thyroïde saine n’a aucune incidence sur le fonctionnement de celle-ci.
La littérature scientifique ne fait état d’aucune étude portant, chez l’humain, sur une relation de cause à effet entre la consommation de soja et le cancer de la thyroïde. Des études épidémiologiques relèvent au contraire que les personnes absorbant plus d’isoflavones (issus de produits à base de soja) ont un risque moindre de contracter un cancer de la thyroïde que les personnes en consommant moins. Dans le cadre de l’étude sur le cancer de la thyroïde menée par la San Francisco Bay Area, 608 femmes souffrant du cancer de la thyroïde et 558 femmes saines (groupe de contrôle) ont été suivies et interrogées sur leurs habitudes alimentaires. Il s’est avéré que les femmes qui avaient consommé au moins 50 g de tofu par jour durant l’année précédant l’étude avaient un risque moitié moindre de développer un cancer de la thyroïde que les femmes n’en ayant pas consommé. En somme, la consommation de produits à base de soja non fermenté en quantité plus élevée diminue le risque de développer un cancer de la thyroïde jusqu’à un facteur de 55%.1
2. « Le soja augmente le risque de cancer du sein. »
Un site Internet décriant le soja annonce haut et fort que les isoflavones du soja augmentent le risque de cancer du sein. Cette affirmation est présentée comme une citation extraite d’un article publié en 2000 par le toxicologue néo-zélandais Mike Fitzpatrick dans le New Zealand Medical Journal. Vérification faite, il s’avère que ladite citation n’apparaît pas dans la source indiquée. Au contraire, dans son article, le scientifique néo-zélandais mentionne l’éventualité que les isoflavones du soja protégeraient du cancer du sein. Il en va de même, de la soi-disant citation selon laquelle les aliments contenant de la génistéine stimuleraient les cellules du sein chez la femme à démarrer le cycle cellulaire (la prolifération cancéreuse), que l’on cherche en vain dans l’article source. Par ailleurs, l’article en question examine les conséquences possibles sur la thyroïde d’une alimentation à base de soja donnée au nourrisson et non pas sur le cancer du sein. L’effet cancérigène supposé des isoflavones du soja sur les cellules du sein découle principalement de tests sur les animaux et d’études cellulaires. Or, il est à noter que les études menées sur les animaux portent sur des tumeurs induites de façon chimique et que les doses d’isoflavones isolés administrées sont jusqu’à 20 fois supérieures à la teneur de l’alimentation humaine.3
Une large majorité d’études par observation en arrivent à la conclusion inverse. On constate en effet habituellement que la prévalence du cancer du sein est très basse dans les pays d’Asie de l’est et du sud-est à très large consommation de produits à base de soja. Une méta-analyse a démontré que, chez les femmes asiatiques le risque de cancer du sein diminue lorsque la consommation de soja augmente. Les femmes ayant absorbé la plus haute proportion d’isoflavones, à savoir plus de 20 mg par jour, avaient un risque de cancer du sein de 30% inférieur à celui des femmes ingérant moins de 5 mg d’isoflavones par jour, le taux le plus bas de l’étude. Les études menées dans les pays occidentaux n’ont en revanche démontré aucune corrélation entre la consommation de soja et le risque de cancer du sein, ce pour des quantités d’isoflavones absorbées nettement moindres (entre 0,15 et 0,8 mg par jour). Les auteurs en concluent que les quantités traditionnellement élevées de soja consommées en Asie seraient de nature à prévenir le cancer du sein. Une étude portant sur environ 1600 américaines (USA) originaires d’Asie a également révélé que l’absorption de soja correspond à un faible risque de cancer du sein, ce à tous les âges. L’effet est d’autant plus marqué que le soja est consommé à un âge précoce: les femmes ayant eu une consommation moyenne à élevée de soja dans leur enfance avaient 57 à 60% moins de risques de contracter un cancer du sein que les autres femmes de l’étude. D’autres études corroborent cette hypothèse selon laquelle la consommation de soja précoce (dès l’enfance ou l’adolescence) et à long terme préviendrait l’apparition d’un cancer du sein. En Chine, le taux de mortalité de femmes atteintes de cancer du sein a pu être réduit d’environ 37% par la prise quotidienne de 17,3 mg d’isoflavones en moyenne, ce qui équivaut à 60 g de tofu.
Parmi les raisons avancées pour expliquer l’effet inhibiteur des isoflavones sur le cancer on envisage, outre l’influence sur la transduction de signal via les récepteurs des oestrogènes, plusieurs mécanismes, tels que l’inhibition d’enzymes pilotant la croissance des cellules, une influence sur les facteurs de croissance et des propriétés de type antioxydant. Même si les mécanismes restent encore incompris dans leur complexité et que certains résultats se contredisent, les études actuellement disponibles tendent à montrer que la consommation de produits à base de soja serait plutôt encline à diminuer le risque de cancer du sein. Précisons toutefois que ces études portent en majorité sur des femmes vivant en Asie qui ont consommé des quantités élevées de produits traditionnels à base de soja depuis leur plus tendre enfance et jeunesse. Il n’existe en revanche aucune preuve convaincante de l’effet prétendument néfaste des produits à base de soja en termes de cancer du sein chez l’humain. Il convient par ailleurs de bien distinguer les produits à base de soja des isoflavones isolés. Dans une prise de position, l’institut fédéral allemand chargé de l’évaluation des risques (Bundesinstitut für Risikobewertung, BfR) en arrive à la conclusion qu’il n’est pas exclu que les isoflavones isolés à haute dose favoriseraient le cancer du sein en raison de leurs effets comparables à ceux de l’oestrogène. En l’absence d’études représentatives de longue durée, il recommande aux femmes de renoncer à prendre, à long terme, des compléments alimentaires fortement dosés en isoflavones durant et après la ménopause.
3. « Le tofu favorise la démence. »
Cette affirmation fait référence à une étude portant sur environ 3700 américains d’origine japonaise à Hawai. Dans le cadre du Honolulu Heart Program et de la Honolulu Asia Aging Study, les participants ont été interrogés à un moment précis sur leurs habitudes alimentaires entre 1965 et 1967, puis entre 1971 et 1974. La consommation de tofu était un des sujets de la batterie de questions. Les sondés ont été répartis en groupes: consommation « très faible » (moins de deux portions par semaine aux deux entretiens), consommation « faible » (moins de deux portions par semaine au premier entretien), consommation «élevée» (plus de deux portions par semaine à l’un des entretiens) et consommation « très élevée » (plus de deux portions par semaine aux deux entretiens). Entre 1991 et 1993, lorsque les participants eurent atteint un âge situé entre 71 et 93 ans, les chercheurs ont analysé leurs performances mentales à l’aide d’un test appelé Cognitive Abilities Screening Test (CASI). Cette étude est arrivée à la conclusion que les personnes ayant consommé beaucoup de tofu vers le milieu de leur vie, avaient 1,6 à 2 fois plus de risques de voir leurs capacités mentales diminuer à un âge avancé que les personnes ayant consommé peu de tofu. Cette étude était la première à avoir mis en relation la consommation de tofu et la diminution des facultés mentales. Elle comporte toutefois quelques lacunes méthodologiques. Ainsi manque-t-il les données de consommation de 596 sondés (environ 16%) pour la période de 1971 à 1974 (deuxième entretien), puisque ceux-ci n’ont pas répondu au questionnaire. Dès lors, on ignore quelle quantité de tofu ces participants mangeaient à cette période. Comme ils ont néanmoins été pris en compte dans les groupes à consommation « faible » ou « élevée », cela peut fausser les résultats. S’ajoute à cela que seuls 271 participants, autrement dit 7% du panel, ont indiqué avoir une consommation très élevée de tofu et que la représentativité des résultats souffre d’un sérieux manque de précision. De plus, la consommation de tofu pourrait bien n’être qu’un indicateur parmi d’autre facteurs non identifiés. Il s’avère en effet, que les personnes à forte consommation de tofu affichaient un statut social inférieur à celles qui en consommaient peu. Il n’est donc pas exclu que des facteurs survenus durant l’enfance et liés au statut social aient eu une influence sur le développement du cerveau à un âge avancé. A défaut de pouvoir fournir des explications fondées en termes physiologiques sur leur observation, les auteurs de l’étude avancent, que les isoflavones contenus dans le tofu auraient une incidence négative sur le vieillissement du cerveau, comme l’ont révélé quelques tests sur des animaux. De même, les auteurs n’écartent pas la possibilité que leurs conclusions aient été faussées ou ne puissent être appliquées qu’au panel étudié. Une chose est sûre: les études effectuées sur des humains n’ont révélé presqu’aucun élément en faveur de la théorie des isoflavones.
Dans une étude d’intervention en double aveugle, 175 femmes ménopausées âgées entre 60 et 75 ans ont reçu soit 25,6 g de protéines de soja (teneur en isoflavones de 99 mg) soit la même quantité de protéines de lait sous la forme de poudre de lait durant douze mois. Au terme de cette période, aucune différence n’est apparue entre les deux groupes pour ce qui était des capacités intellectuelles. Une autre étude d’intervention en double aveugle portant, quant à elle, sur 79 femmes ménopausées âgées entre 48 et 65 ans a comparé l’effet des suppléments à base d’isoflavones (70 mg d’isoflavones par jour), du lait de soja (72 mg d’isoflavones par jour) et du lait de vache sur la capacité intellectuelle. Après seize mois, aucune influence des isoflavones de soja n’était détectable sur les différentes facultés intellectuelles testées. Néanmoins, les femmes du « groupe lait de soja » ont obtenu de moins bons résultats dans un test de mémoire.
Les conclusions dont nous disposons jusqu’ici concernant l’effet des produits à base de soja sur les facultés intellectuelles et sur le risque de démence chez les personnes âgées sont donc très contradictoires. Ce champ de recherche est encore largement inexploré. Dans une prise de position, la Deutsche Gesellschaft für Ernährung (DGE, ndlt: une association allemande qui compile les résultats des recherches menées dans le domaine de l’alimentation et les met à la disposition du grand public) indique que le risque de voir les capacités cognitives diminuer en raison d’une consommation modérée de tofu (jusqu’à deux portions par semaines) peut être considéré comme faible compte tenu des données scientifiques disponibles actuellement.
Effets positifs de la consommation de soja
De nombreuses études concluent que la consommation de soja aurait des effets bénéfiques sur la santé. Les produits à base de soja traditionnels tels que le tofu et le tempeh contiennent avant tout des acides gras simples et polyinsaturés. S’ils remplacent les aliments à forte teneur en acides gras saturés comme la viande et les charcuteries, ils contribuent à réduire le taux de cholestérol dans le sang. Par ailleurs, les protéines de soja ont tendance à faire baisser le taux de cholestérol LDL. Ces deux bénéfices se répercutent de façon positive sur le risque de maladies cardio-vasculaires. De plus, de nombreuses études épidémiologiques tendent à montrer que la consommation de produits à base de soja réduirait le risque de cancer de la prostate (en apprendre davantage sur le thème du cancer). En outre, il ressort des études épidémiologiques que le soja diminuerait le risque d’ostéoporose et aurait un effet bénéfique sur la densité minérale osseuse. Les études d’intervention en arrivent toutefois au constat inverse. D’une manière générale, les données scientifiques indiquent que les produits à base de soja seraient de nature à soulager les troubles liés à la ménopause.
Conclusion
Les exemples cités ici révèlent que les affirmations concernant les effets néfastes sur la santé des consommateurs de soja sont souvent présentées de manière biaisée ou controverse. Certaines d’entre elles se fondent sur une seule étude. Il n’est pas rare que les sites anti-soja fournissent des soi-disant preuves sur la base de recherches lacunaires, qu’ils manquent de rigueur dans la bibliographie ou citent des sources de manière erronée tout en ignorant les études qui tendent à démontrer un effet positif du soja. Dès lors, il convient de consulter ces sites et ces articles avec un oeil critique. Dans l’état actuel de la recherche, il s’avère que la consommation modérée de soja a plus d’effets positifs que négatifs sur la santé.
Dr. Markus Keller
(avec la en collaboration de Beatrice Redemann)
Traduction : E.Campana
L’article et la bibliographie complète sont consultables en intégralité (en allemand) sur le site Internet du Vegetarierbund Deutschland : « Ist Soja ungesund? ».